Savoir abandonner

Je ne vais pas faire un constat bien nouveau : nous sommes dans une société productiviste. Nous sommes exposés à des récits de succès, de détermination face à l’adversité, de réussite. Nous baignons dans le culte de la performance. Les réseaux sociaux amplifient ce phénomène, avec l’étalage de toutes ces existences en apparence parfaites, et de tous ces accomplissements rendus publics.

Même si j’estime avoir du recul par rapport à tout ça, je mentirais si je disais que je n’étais pas un peu influencée.
Il n’est pas facile pour moi d’abandonner quelque chose – un projet, une aventure, une relation. Pourtant, je sais qu’il est plus sage, parfois, de s’y résoudre. Abandonner quelque chose qui nous tient à cœur veut dire que nous lâchons prise. L’abandon peut être un apprentissage. Il est bien plus facile pour moi d’appliquer ce genre de discours en théorie plutôt qu’en pratique, mais récemment, j’ai dû m’y confronter.

Je ne parlerai pas ici d’ « échec ». Je n’aime pas ce mot. Comme si seule la binarité était envisageable. Opposée à l’échec est la réussite. Pas d’entre-deux, pas de nuances.
Pourtant, ce n’est qu’une question de point de vue. Nous choisissons nous-mêmes de considérer une expérience comme une réussite ou un échec. Mais l’avantage d’un « échec », ou plutôt d’un abandon, c’est que nous pouvons en apprendre beaucoup. Abandonner nous oblige à être humbles, à reconnaître nos erreurs et nos limites. La ligne peut être fine entre l’abandon trop rapide et trop facile, et l’abandon au moment opportun, l’abandon parce que c’est la meilleure solution. Mais l’abandon « trop facile » n’est pas le sujet de cet article.

L’abandon peut ouvrir une porte sur d’autres choses. L’abandon n’est pas la fin d’un chemin. Il en commence un autre.

Cet été, je suis partie marcher sur le Grand Tour du Morvan. Une randonnée-bivouac qui devait durer, au maximum, dix jours. Je n’avais pas réalisé de randonnée itinérante depuis l’été dernier, lors de ma Grande Traversée du Jura. J’avais hâte de débuter cette aventure.
Pourtant, avant même de commencer, je me sentais déjà fatiguée. Une fatigue physique et mentale, cumulée sur plusieurs mois, que je n’avais pas encore identifiée à ce moment-là. De plus, j’étais tombée malade juste avant de partir – une bronchite qui me provoquait d’intenses quintes de toux, et qui a duré trois bonnes semaines.

Le matin de mon départ, j’étais surexcitée. Dès que j’ai hissé mon vieux sac sur mon dos et que j’ai déplié mes bâtons de marche, mon cœur et mes poumons se sont gonflés de joie. J’étais heureuse, pleinement heureuse d’être là. Pourtant, au milieu de cette même journée, peu après avoir dépassé Vézelay, j’ai eu un gros coup de mou. Une sorte de tristesse m’a envahie, sans que je comprenne pourquoi.
Et je me suis mise à penser : « Qu’est-ce que je fais là ? »

Une telle pensée n’est pas très encourageante pour la suite. Pourtant, j’ai continué ma marche sur le Grand Tour du Morvan pendant six jours. Je ne vais pas raconter tout mon périple dans cet article de blog ; j’ai réalisé une série de vidéos sur le sujet, si jamais vous souhaitez connaître mon aventure dans les détails.

Je tiens tout de même à préciser que j’ai adoré cette randonnée, et que j’ai vécu de superbes moments. Mes nuits de bivouac étaient toutes excellentes, et j’ai éprouvé un plaisir immense en dormant au sein de la nature préservée du Morvan. Je crois que je n’ai jamais été aussi à l’aise en bivouac que pendant cette aventure.
J’ai eu l’impression que des ailes m’avaient poussé aux pieds pendant une journée entière, quand j’ai traversé la partie sud du parc naturel régional. Je me suis sentie épanouie, à ma place.

Tout ceci avec une ombre au tableau.
Parmi ces instants de joie, j’ai vécu beaucoup de moments de lassitude. Une part de moi ne comprenait toujours pas ce que je faisais là, ni pourquoi j’étais partie marcher et bivouaquer pendant dix jours, alors qu’au fond je n’avais qu’un souhait : me reposer. C’était la première fois que je ressentais une telle chose lors d’une randonnée itinérante ou d’un voyage. J’étais déroutée. Je ne parvenais pas à pleinement profiter de mon expérience, j’avais l’impression que mon projet n’avait pas de sens.

Et puis est arrivé le sixième jour, le jour où j’ai décidé d’abandonner.
Plusieurs facteurs sont entrés en compte dans ma décision. Je ne m’étais pas assez renseignée sur les possibilités de ravitaillement en chemin. Le Morvan n’est pas un endroit très touristique, et certaines zones sont presque désertes. Résultat : je n’avais plus que des flocons d’avoine sur moi, et aucun moyen de me réapprovisionner pendant deux jours.
Des orages étaient prévus dans la nuit, et je n’avais qu’un simple tarp sur moi – insuffisant pour me protéger. Les abris en dur sont difficiles à trouver dans la région, bien plus que dans le Jura ou dans les Alpes.

Je venais d’entrer dans le département de la Nièvre, le plus pauvre du Morvan. Les sentiers, même balisés, sont bien moins entretenus qu’en Saône-et-Loire et que dans l’Yonne. J’ai dû plusieurs fois me frayer un chemin à travers de denses buissons de ronces et d’orties, me retrouvant avec les jambes et les pieds lacérés. Parfois les buissons étaient infranchissables et j’étais obligée de faire demi-tour.

Tous ces facteurs se sont mêlés à ma fatigue physique et mentale déjà bien présente.
C’est à ce moment que ma mère, qui a une maison dans la Nièvre, m’a appelée pour prendre de mes nouvelles. Comprenant mon état, elle m’a proposé de venir me chercher en voiture. Un trajet qui ne lui prendrait que quarante minutes.
J’ai longuement hésité. Au départ, j’avais prévu de terminer mon Grand Tour du Morvan et d’arriver chez ma mère à pied. Cette idée me charmait beaucoup, et je m’y suis accrochée pendant ces six jours de randonnée. Mais ma mère m’a fait cette proposition, que je souhaitais, et en même temps que je craignais d’entendre.

Après une lutte intérieure de plusieurs minutes, j’ai fini par céder. J’ai accepté sa proposition.
Elle et moi avons convenu d’un point de rendez-vous, et je m’y suis rendue. Mon aventure s’est terminée au village d’Onlay.

J’étais traversée par des sentiments contradictoires. D’un côté, je me sentais soulagée d’avoir pris cette décision. Je pourrais enfin me reposer, alors que mon corps et surtout mon cœur me le réclamaient depuis un moment.
De l’autre côté, je m’en voulais. Je me disais que mes raisons d’arrêter n’étaient pas suffisantes, pas valables. Que j’étais toujours capable de marcher, que j’aurais pu me débrouiller malgré mes maigres provisions et les orages prévus dans la nuit, que je n’étais pas à l’article de la mort. Que si ma mère n’avait pas habité dans la région, je n’aurais pas eu ce choix à faire, et que j’étais certaine que je m’en serais sortie. Alors, dans ce cas, si j’en étais capable, pourquoi arrêter avant la fin du parcours ? Pour si peu ?!

Tous ces récits d’aventures extraordinaires que j’ai lus, regardés, écoutés, se bousculaient dans ma tête. Des aventurières et aventuriers sont allés au bout de dangereux périples, et moi, je n’étais même pas fichue de traverser le Morvan ! Tu parles d’une aventurière.
Et puis, je me suis rappelé ces témoignages (plus rares, certes) d’aventures avortées, à la fin prématurée. Aux projets ratés. Aux « échecs ». J’ai compris à ce moment en quoi ces récits d’abandon étaient utiles. Ils m’ont aidée à déculpabiliser.

Je pense que les abandons, les « loupés » sont bien plus fréquents que les réussites et les aboutissements. Et c’est souvent au bout de plusieurs « ratés » et d’abandons plus ou moins forcés que nous parvenons enfin à réussir quelque chose. Comme je l’ai écrit plus haut : nous pouvons beaucoup apprendre d’un « échec » ; souvent bien plus que d’une réussite.

En arrêtant ce Grand Tour du Morvan plus tôt que prévu, j’ai écouté mon cœur. Oui, mon corps aurait pu continuer. Il aurait tenu le coup, je le sais. Mais mon esprit n’était pas entièrement présent sur ce chemin. Je ne profitais pas pleinement d’être là. J’ai ressenti plus souvent de la lassitude que du plaisir. À quoi bon continuer à me forcer, si je n’éprouve pas de joie à être là ? Pour la performance ? Pour atteindre l’objectif arbitraire que je m’étais fixé ?

C’est la première fois que j’abandonne une aventure en cours de route. Ce ne sera peut-être pas la dernière. Je ne peux pas le savoir à l’avance.
L’abandon fait partie de l’existence ; les « ratés » sont inévitables et peuvent être de bons enseignants. Ce jour-là, j’ai appris à laisser tomber.
J’apprends toujours. Je trouve qu’il y a des domaines où il est plus facile d’abandonner que d’autres. Chacun ses préférences.

Je ne regrette pas d’avoir abrégé cette aventure dans le Morvan. Au fond, je sais que j’ai pris la bonne décision. Dans la maison de ma mère, j’ai pu trouver le repos dont j’avais besoin.
Cette randonnée-bivouac a été une superbe expérience pour moi. J’ai parcouru les zones qui m’intéressaient le plus. Je me suis gorgée de beaux paysages, de charmants villages et de magnifiques nuits dans la nature.

Au final, ce que je retiens de mon Grand Tour du Morvan, ce n’est pas mon abandon.
Ce sont toutes les journées qui l’ont précédé. L’abandon était juste une fin possible parmi d’autres fins, de multiples fins qui ont eu lieu dans des univers parallèles, sans doute.
La fin que j’ai choisie, même si elle était difficile à assumer, était celle qui me convenait le plus.

Cet été, je peux dire que j’ai un peu appris à abandonner.